Se planter en beauté

“Faire pousser nos vêtements”... Quelle idée sans queue ni tête ou devrions-nous dire sans racine ni feuilles ! “Dans quelle terre semer pareil concept ? Un tel jardin où faire pousser nos vêtements ressemblerait-il à une oasis futuriste verdoyante et circulaire ou davantage à une usine de tri des pièces à obsolescence programmée à partir desquelles inventer un nouveau champ des possibles ? Le/la designer serait-il/elle un nouveau jardinier·ère ? Comment, dans ce projet, intégrer ses pratiques et ses outils ? Ce projet aurait-il quelque rapport avec la permaculture : créer du lien, un dialogue pour réunir les conditions d’un dialogue fertile ?” 

Cette question a nourri notre réflexion sans modération. Il n’en fallait pas plus pour nous donner du cœur à l’ouvrage et semer des graines chez des élèves qui représentent un terreau fertile pour questionner et re-pousser les limites d’un écosystème aujourd’hui confronté à ses propres limites. 

Alors “Se planter en beauté” ça veut dire quoi ? ça signifie quoi ? Dans le cadre du programme européen CREATIVE FLIP, le BLISS LLab, fruit d'une collaboration entre Illustrious Lab et Le Studio Abi, explore de nouvelles formes d'apprentissage et de coopération entre les expert·es de la mode durable et les écoles. “Se planter en beauté” était une étape incontournable dans ce projet. Et plus encore qu’une étape, une méthode pour innover. L’idée a germé en observant un tas de vêtements abandonnés, oubliés, perdus à l’entrée de l’école.

Sur cet amas de pièces textiles fanées ayant perdu toute valeur aux yeux de leurs propriétaires, rien ou presque ne devait germer. Au contraire, faire place nette aurait demandé de se débarrasser de ce rebut dont la société alimente des poubelles en continu.

Le Bliss LLab empreint d’une double expertise (Illustrious Lab + Studio Abi) a transformé cet amoncellement en trésor d’inventivité et en a fait une source intarissable pour ses ateliers. Se planter en beauté comme une promesse de cultiver son jardin en commençant par prendre soin de ce qui nous couvre, protège, enveloppe et donc proposer des solutions aux problèmes qu’on rencontre dans nos vestiaires : Les élèves en groupe ont ainsi en travaillant sur des matières premières de différentes origines (animales, végétales, artificielles et synthétiques) se sont frottés au processus design. Parfois en ratissant large, parfois en greffant plusieurs idées ensemble, ils ont taillé sur mesure un prototype de chaussure à plume pouvant alléger la marche, inventé un costume pliable qui s’adapte à la taille de celle ou celui qui le porte ou encore tissé les poches d’une jupe avec des chutes de sac plastique. Ces pièces sont le résultat de près de 10 heures de sensibilisation et de formation de ces élèves à la mode durable. Ce n’était pas gagné de récolter d’aussi beaux fruits. D’ailleurs ce n’était pas l’objectif. Car oui, “se planter en beauté” c’était assumer le risque de s’égarer mais surtout c’était l’idée de creuser profondément pour s’enraciner dans l’éducation textile et la durabilité, tout en révélant l’humus de la culture matérielle vestimentaire qui constitue le socle de nos relations quotidiennes non verbales. 

Avec les élèves c’était le pari de prendre le temps (cf. article précédent) et prendre soin de ce qu’on cultive (autant les germes d’idées que les camarades avec qui on travaille) ; c’était se concentrer et se consacrer au processus plutôt qu’au résultat, en privilégiant le dialogue, les échanges, les questionnements et le risque de ne pas toujours avoir les réponses, de découvrir et d’apprendre au rythme des élèves, de leurs réflexions et de leurs expérimentations.

C’est avant les séances à l’école, se préparer aux questions éventuelles des élèves en rebondissant sur les séances précédentes et respecter le fil de la pensée des enfants donc réunir toutes les conditions d’expériences en préparant le matériel mais aussi durant les ateliers, mobiliser l’espace-temps de la classe, réorganiser les tables et les équipes.

Se planter en beauté c’est apprendre à travailler avec d’autres outils et méthodes, en inventant des ‘tables énigme”, en proposant des expériences ; c’est s’adapter à chaque groupe en temps réel. C’est également intégrer des nouvelles technologies. En effet, le programme Creative Flip permet de faire intervenir les designers, et de mettre en lumière leur pratique professionnelle qui résonne avec l’actualité. Si l’IA est actuellement un sujet brûlant pour les créatifs (mais pas que), de fait l’IA est déjà utilisable et utilisée pour “faciliter” et accélérer les processus de stylisme et création de mode via des outils numériques professionnels. C’est cette approche, choisie à propos, qui a été présentée à la classe, à travers le passage de 2D à 3D de leurs créations, et l’utilisation de l’IA pour reconstituer-interpréter les faces manquantes des vêtements. Ces étapes ont permis de proposer aux élèves une visualisation 3D-360 plus réaliste de leurs créations facilitant la réflexion sur le volume du vêtement et imaginer les étapes restantes jusqu’à sa finalisation mais aussi la possibilité d’existence immatérielle/digitale de leurs créations. La nature des vêtements peut-elle se transformer au contact d’une  frontière de plus en plus poreuse entre physicalité des objets et représentation numérique ? 

Les diables se cachent dans les détails (ici ne pas oublier d’apporter un rouleau à pâtisserie pour feutrer de la laine, avoir de la cire d’abeille pour imperméabiliser un tissu, réussir à se procurer des peaux de poissons tannées par ICTYOS et d’autres chutes de tissus ou dead stocks valorisés par NONA SOURCES (entre autres) grâce à des synergies et collaborations uniques. Se planter c’est enfin s’intégrer dans le programme scolaire (industrialisation, fractions décimales, etc.) pour bourgeonner de plus belles dans toutes les matières (scolaires).

C’est observer éclore des talents, des intérêts variés.

C’est même toucher, sentir, écouter et même goûter des graines de lin, de chanvre (merci à Interchanvre), des algues.

Se planter en beauté, c’est oser proposer, prendre des chemins de traverse, recommencer, répéter, améliorer, adapter, c’est prendre des notes et mettre en musique ce qu’on a appris pour ensuite le partager.

Se planter c’est grandir et repousser les frontières de la mode et du monde.