Studio Abi, jouer à se vêtir et subvertir.
S’habiller ou ne pas s’habiller telle est la question chaque matin depuis que nous nous réveillons dans la peau de Bill Murray dans ce jour sans fin. À quoi bon se laver (autre que les mains, naturellement), mettre des vêtements propres puisque tout le monde – extérieur – s’en moque ? Nous sommes a priori nombreux à nous interroger sur cette fin utile au regard des résultats de l’enquête Ifop pour 24Matins.fr publiés le 22 avril dernier.
Quotidiennement, nous exprimons notre moral en scrutant notre placard. L’habit est au cœur de nos vies confinées comme l’a écrit la journaliste Sophie Abriat, le 2 avril dernier dans son article « Confinées mais stylées : quand la mode aide à garder le moral » dans Madame Figaro.
Les réseaux sociaux sont la première vitrine de nos états d’âme. Quelques visites sur Instagram nous donnent la tendance des questions métaphysiques qui nous occupent depuis le 16 mars derniers.
Entre les esprits pratiques qui en profitent pour faire du tri, les créatifs qui innovent et font diversion, les nihilistes qui abandonnent toute obligation, il y en a pour tous les goûts.
L’appel à témoigner de la journaliste Sophie Fontanel de L'Obs, sur nos vêtements de notre confinement et ce lien charnel, spirituel autant que pratique avec eux, en dit long sur nos secondes peaux dans pareille circonstance et comment elles nous aident à rester humains. Elle a d’ailleurs inventé pour l’occasion un néologisme #laconfinemode très évocateur.
Cet élan n’est pas réservé aux modeux.ses ni même aux grandes personnes. Les enfants loin des interdits silencieux, des normes sociales, des habitudes, des règles de bienséances trouvent, eux aussi, à travers les habits et cette routine un fil à tirer pour donner du sens à l’incroyable, instaurer des repères qui permettent aussi de casser la ritournelle, s’amuser, réinventer l’espace et son corps dedans.
Ne vous est-il pas arrivé ces dernières semaines de leur avoir ouvert vos dressing pour qu’ils se métamorphosent avec vos breloques, vos vêtements passés, dénichant des trésors oubliés ? Avec eux, grâce à leur imagination et leur créativité, nos perspectives sont chamboulées et demain a un nouvel horizon.
En effet, à l’heure où la Maison Saint Laurent renonce à participer à la Fashion Week de septembre et exprime son désir de suivre son propre agenda jusqu’à la fin 2020 tout du moins, où la même Sophie Fontanel demande à la mode de retrouver du sens et de la joie, il est plus que temps de questionner cet univers et plus largement l’industrie textile.
Attaquer le sujet de façon littérale serait frontal et gigantesque. D’autant que des mouvements tels que ANTI_FASHION, des entreprises comme SloWeAre, La Textilerie ou des collectifs à l’instar d’Andrea Crews n’ont pas attendu le Covid19 pour repenser les fondamentaux et proposer de nouvelles perspectives.
Pourtant la réflexion en est encore à ses prémices et reste réservée aux experts.es.
Qui plus est, lorsqu’il s’agit de la mode pour enfants, si des alternatives existent, elles ne sont pas pour toutes les bourses et reproduisent souvent les propositions pour la mode adultes. Très peu d’initiatives partent de l’observation des enfants et de leur propre rapport aux vêtements, leur plaisir de se parer, de s’inventer en se déguisant, et leur besoin de grandir libres de leurs mouvements dans des habits confortables.
Pourquoi dès le plus jeune âge, les contraignons-nous dans des vêtements trop serrés, qui grattent, genrés, qu’il ne faut pas abîmer ou au contraire qui boulochent dès le premier lavage ? Pourquoi ne leur apprenons-nous pas, à l’instar de la culture des fruits et légumes, à apprécier la douceur d’une laine, la coupe d’une chemise ? Pourquoi notre seule leçon d’habit consiste à leur montrer comment passer les jambes d’un pantalon et lacer leurs souliers ? Pourquoi n’y a t-il pas de place dans leur éducation pour les tissus, la dégaine, le maintien ? Pourquoi quand cela existe, est-ce réservé à quelques-un.e.s et considéré comme superflu, un luxe ?
Comment regarder, vivre la mode autrement ? Comment continuer à s’amuser, à créer tout en revenant à l’essentiel ?
Comment « retrouver du sens et de la joie » comme le formule Sophie Fontanel dans sa Lettre à la Mode pour qu'elle change de L'Obs daté du 23 avril ?
Et si le salut venait du jeu de se déguiser ? Non parce que demain, il nous faudra sortir masqués, ou que cela permette d’assurer une distanciation sociale minimale mais bel et bien parce que nous devons tenter une nouvelle piste sans en exclure les plus jeunes générations ou pire encore penser à leur place. Quoi de mieux alors que « jouer à se vêtir et subvertir » pour rebattre les cartes, mettre tout sens dessus dessous, sortir du rang tout en s’amusant ?
Aussi naïf, désuet que cela puisse sembler pour l’heure, se déguiser est une magnifique matière à inventer, voyager, s’exprimer, partager, réfléchir à ce qui nous arrive, questionner nos vies, et pourquoi pas expérimenter de nouveaux paradigmes depuis chez nous avec ce que nous avons sous la main. Ce jeu symbolique par excellence a des qualités pédagogiques qui seraient dommage de restreindre aux classes d’école (cette activité étant présente dans les programmes scolaires, même si trop rarement exploitée), fermées jusqu’à nouvel ordre - 11 mai ?
L’idée n’est pas de rejouer Carnaval ou de feindre une ellipse temporelle qui nous conduirait tout droit à Halloween, les temps forts pour cette activité ludique, mais bel et bien de ré-enchanter un jeu sous-estimé et limité par des adultes qui ne savent plus rêver, et ce en dehors des heures de goûter.
Si aborder la mode par le déguisement peut sembler une provocation, mettant en exergue les caricatures souvent faites pour dénoncer les excès de cet univers à bien des égards fantasque, cette approche au contraire permet de sortir du rang des happy few qui régissent ce monde à part, aussi attirant que déstabilisant, de se la jouer décomplexé et de s’intégrer dans cette grande famille des gens qui s’habillent et donc qui de fait ont un avis sur la mode. Qu’ils le veuillent ou non, qu’ils le connaissent ou non, qu’ils l’expriment ou non.
Le déguisement a le pouvoir de rendre accessible la mode en la bousculant tout en revenant à ses origines, en rendant sa dimension magique aux étoffes. Détourner, s’approprier, réinventer, se parer pour se la raconter, oser pour se marrer et bousculer les conventions sans danger parce que c’est « pour de faux ».
Inspirons-nous de Ole Kirk Christiansen, inventeur du lego qui disait : « Laisser faire un enfant et il construira un monde beaucoup plus riche et fantastique qu’un adulte ne saurait le concevoir ».
Ici, on est là pour jouer donc pour élargir les horizons de l’imagination, de l’imaginaire, pour sortir de l’occupationnel, pour découvrir comment fabriquer un vêtement, apprendre ce qu’est un tissu, créer des motifs, expérimenter des techniques, raconter des histoires, explorer le monde à travers les costumes, etc. Mais pas sur commande, pas avec des panoplies toutes faites. Pas sans qu’on ne mette la main à la pâte, qu’on stimule les idées, qu’on encourage les « c’est moi qui l’ai fait ». Avec pas grand-chose pour commencer, ce qu’on a dans les placards, qu’on ressuscite des habits oubliés, mis de côté, malmenés, délaissés, des trésors de pacotille, des création maison en papier mâché…
Bref, qu’on crée avec nos enfants des habits libérés des tendances renversantes et personnelles, assumées, des silhouettes surprenantes qui ne ressemblent à rien de ce qui existe déjà, et surtout pas à la mode de papa, qu’on soit aussi libre dans ses vêtements que nous l’étions en confinement. Se déguiser c’est gagné.
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